25

 

La construction de cinq navires et les préparatifs de l’expédition durèrent quatre mois. Senmout assumait tous les problèmes d’approvisionnement. Hatchepsout lui conseilla d’emporter des tissus et des armes ainsi que d’autres marchandises à troquer, et jour après jour il en dressa et vérifia la liste. Menkh la supplia de le laisser partir avec les autres, mais elle refusa en le nommant garde du corps en l’absence de Néhési. Elle passa de longues soirées avec Néhési et Senmout, penchés sur l’unique carte susceptible de leur indiquer la route de ce mystérieux pays. Ils décidèrent enfin de faire voile vers le nord en profitant du courant jusqu’au delta, puis de couper à l’est par le canal creusé par les ancêtres du pharaon, jusqu’à la mer Rouge. Au nord, il n’y avait qu’un vaste océan ; ils choisirent donc de se diriger vers le sud en longeant la côte orientale. Une fois le canal traversé, il leur faudrait se fier aux récits et légendes pour se guider. Néhési passa des journées entières avec le vieux bibliothécaire à écouter maintes fois les merveilleux contes sur le Ta-Neter afin de se souvenir du moindre détail utile. Senmout et Hapousenb arpentaient longuement les jardins du temple en discutant de la conduite à tenir, s’ingéniant à prévoir l’avenir, élaborant toutes sortes d’obscures stratégies.

L’été tirait à sa fin et, depuis les montagnes du Sud, Isis commençait à verser les larmes bénéfiques qui allaient inonder la vallée et pousser les navires vers l’inconnu.

La veille de son départ, Senmout fit ses adieux à Ta-kha’et, sincèrement affligé de la quitter. Elle pleura en le retenant et le supplia de ne pas partir. Il demanda à Senmen de veiller sur elle, et lui confia le rouleau de papyrus qui lui rendrait sa liberté et l’autoriserait à jouir de tous ses biens s’il ne revenait pas. Ses sanglots le suivirent longtemps, mais il préféra ne pas se retourner, fermement décidé à revenir, persuadé de pouvoir un jour jouer de nouveau aux dés avec elle à l’ombre des sycomores. En revanche, il ne savait pas si le pharaon l’attendrait encore.

Senmout passa sa dernière nuit dans la douce pénombre des appartements d’Hatchepsout. Ils firent tendrement l’amour, sans un mot, comme si c’était la dernière fois. Aucune prémonition ne lui permettait d’espérer la revoir. Il la berça longuement dans ses bras, le cœur serré. Seul le dieu était capable de déchiffrer l’énigme que présentait cette femme complexe, mélange de caprices, de chimères, de clairvoyance, et d’amour de la paix et de l’Égypte.

Lorsque, avec une étrange célérité, la nuit céda la place à l’aube, ils se levèrent et, agenouillée devant lui, Hatchepsout lui embrassa les pieds. Puis, elle murmura en l’enlaçant : « Puissent tes pieds te porter vaillamment. » Ce furent les seules paroles prononcées au cours de cette nuit d’adieu.

Toute la population de Thèbes affluait déjà vers le fleuve pour assister au départ des navires. Les marins et les soldats commençaient à charger leur équipement à bord.

Senmout alla se baigner, et se changer dans les appartements de Menkh. Tout en se préparant fiévreusement, il fit ses ultimes recommandations à son ami, et resta en sa compagnie jusqu’à la dernière minute.

Précédé de son escorte, Senmout traversa lentement Thèbes aux côtés de Ta-kha’et pour se rendre au port, où Néhési avait déjà pris place sur le navire de tête. Hatchepsout, les traits tirés et les yeux cernés, l’attendait sur le quai. Elle avait revêtu le vêtement qu’elle portait le jour de son couronnement en raison de la solennité de la circonstance. Touthmôsis, placé à ses côtés, observait impassible la foule et le fleuve. Senmout et sa suite les saluèrent, puis il monta seul à bord. La présence de Touthmôsis, si promptement revenu de sa tournée, l’irrita fort, et il salua froidement Néhési sans quitter des yeux le sombre visage du jeune prince. Après les sacrifices rituels à Amon et à Hathor, déesse des vents, on largua les amarres et les navires lourdement chargés s’ébranlèrent.

Senmout entendit à peine les acclamations de la foule. Saisi d’un violent pressentiment, son regard troublé par un dernier sursaut de regret croisa celui d’Hatchepsout. Son visage semblait calme sous la couronne rouge et blanche mais, au fond de ses yeux noirs il pouvait lire tout son amour pour lui et tout son désespoir.

Les clameurs s’évanouirent peu à peu, bientôt remplacées par la plainte du vent, le crissement des cordages et le claquement des voiles. Son image subsista longtemps devant ses yeux ; il la voyait encore lui dire adieu, les doigts crispés sur sa lourde robe battue par le vent.

— Ils ont belle allure ces cinq oiseaux rouges qui s’envolent vers l’inconnu, dit Touthmôsis à Hatchepsout en s’approchant d’elle. J’étais en train de me demander s’ils reviendraient un jour…

Elle sursauta, comme tirée d’un rêve profond, étonnée par l’absence de cette ironie qui teintait d’ordinaire ses propos. Cette fois-ci, il avait parlé d’un ton égal et lui souriait amicalement.

— Bien sûr qu’ils reviendront, répliqua-t-elle. Amon a ordonné leur départ. Il veillera sur eux et me les renverra.

— Ah ! dit-il d’un ton mielleux. Mais quand ? Il leur faudra au moins un an pour arriver jusqu’au Pount.

— Je sais. Si toutefois le Pount existe.

— Vous en doutez ?

— Non, pas vraiment. Mais tout comme vous, Touthmôsis, je connais moi aussi mes moments d’indécision.

— Je ne crois pas que vous puissiez désormais vous permettre cela, dit-il en retrouvant sa perfidie coutumière.

— Oh ! Touthmôsis ! s’exclama-t-elle en riant. Pensez-vous sérieusement qu’à partir d’aujourd’hui je vais me cloîtrer et pleurer le départ de Senmout ? Je suis pharaon et j’ai encore beaucoup à faire !

— Vous peut-être, mais moi ? lui demanda-t-il tandis qu’ils quittaient le port. J’en ai plus qu’assez de vos expéditions et de vos tournées d’inspection. Regardez-moi, Hatchepsout, j’ai bientôt dix-sept ans. Donnez-moi un poste à la cour.

— Me prenez-vous pour une folle ou pour une simple d’esprit ? dit-elle en secouant vigoureusement la tête. Comptez-vous sur mon indulgence, Touthmôsis ? J’ai consulté vos généraux et ils m’ont conseillé de vous nommer général en chef. Vous semblez être un brillant tacticien. Dorénavant, vous voilà généralissime !

— Et que peut donc faire un général en temps de paix ? Entretenir son harnachement ? Nettoyer ses armes ?

— Tout ce que vous voudrez. En tant que prince héritier l’armée est totalement vôtre. Je puis vous trouver de nombreuses missions à remplir, escorter les caravanes, traquer les fraudeurs d’impôts, et bien entendu effectuer d’autres inspections !

— Quelle joie ! Un général soumis, à la tête d’une armée soumise, aux ordres d’un pharaon soumis qui n’est même pas un vrai pharaon !

Elle s’arrêta brusquement au milieu de l’allée et lui saisit les bras, lui enfonçant les ongles dans la chair.

— Je vous préviens, Touthmôsis, lui dit-elle tout doucement, soumettez-vous ou vous le regretterez. N’oubliez jamais que j’aurais pu vous faire disparaître depuis longtemps. Et je profite de l’occasion pour vous rappeler que vous êtes général sous mes ordres. Contrairement à vous, j’ai déjà fait la guerre, moi. Si jamais j’apprends que vous avez franchi avec vos troupes les limites de l’Égypte, je vous ferai jeter en prison. Me suis-je bien fait comprendre ?

Touthmôsis ne fit aucun geste pour se libérer de son emprise et ne la quitta pas des yeux une seconde.

— Parfaitement, répondit-il. Et je comprends certainement beaucoup plus de choses que vous, Pharaon, Éternel. Ouvrez les yeux !

Elle le lâcha et, fou de rage, les traces de ses ongles encore marquées aux bras, Touthmôsis s’éloigna.

 

Deux mois plus tard, on apprit au palais que la flotte, arrivée au delta, s’apprêtait à traverser le canal des Pharaons. Hatchepsout ordonna un plus grand nombre de prières et de sacrifices après avoir passionnément écouté la dépêche que lui lut Anen. Elle les imagina, naviguant silencieusement, franchissant les vastes étendues qui les séparaient de la Grande Mer. Sous le regard de Touthmôsis, elle emporta une lettre personnelle de Senmout pour la lire dans ses appartements. Elle en brisa le sceau et la dévora, émue. Il lui donnait de ses nouvelles ; tout se passait pour le mieux. Le canal était toutefois en fort mauvais état et il faudrait songer à le réparer. Il lui conseillait de profiter des crues pour réquisitionner les paysans en vue des travaux. Il lui parlait de choses et d’autres, de la faune et de la flore, de la beauté des couchers du soleil, mais à la fin de sa lettre, il n’avait pu s’empêcher de lui avouer à quel point elle lui manquait, comme l’eau en plein désert, et il l’appelait de tout son corps et de toute son âme. Elle serra la lettre dans le coffret d’ivoire où elle rangeait tous ses souvenirs, puis se rendit au temple pour implorer la protection du dieu pour les mois à venir, lui demander de bénir les navires et de refréner les ambitions de Touthmôsis.

 

Un soir, alors qu’elle se préparait pour la nuit, Néféroura vint la voir. Les pieds nus de la jeune fille sur le sol doré ne firent aucun bruit lorsqu’elle entra après avoir été annoncée. Hatchepsout fit signe à Nofret de poser sa robe de nuit, et la congédia après s’être fait apporter son vin du soir. Néféroura s’inclina devant elle. Elle portait une robe blanche transparente qui laissait deviner ses hanches fines et ses seins naissants et, autour du cou, un collier d’or incrusté d’améthystes. Un bandeau blanc et or enserrait son front, mais elle n’était pas maquillée et ses yeux noirs rencontrèrent avec gêne ceux de sa mère. Hatchepsout lui sourit et lui offrit de s’asseoir, mais Néféroura resta debout, les yeux baissés, en se frottant nerveusement les mains.

— Quelle agréable surprise ! dit Hatchepsout.

Les préparatifs de l’expédition l’avaient empêchée de voir sa fille aussi souvent qu’elle l’aurait désiré, mais elle se tenait au courant de ses progrès. Pen-Nekhet l’avait informée quelques mois auparavant qu’il déconseillait tout entraînement militaire à cette jeune fille trop fragile. Hatchepsout, très contrariée, avait admis néanmoins que rien ne devait compromettre la santé de l’héritière.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Es-tu restée plantée en plein soleil à regarder les soldats s’entraîner ? (Elle se moquait gentiment de Néféroura, mais celle-ci ne sourit pas.)

— Mère, je voudrais vous parler de Touthmôsis.

Hatchepsout réprima un soupir. Décidément, tout le monde voulait lui parler de Touthmôsis ! Elle s’installa dans son fauteuil.

— Eh bien, parle. Tu sais que tu dois toujours tout me dire.

— Il y a déjà longtemps que nous sommes promis l’un à l’autre et pourtant vous n’avez rien fait pour nous conduire au temple. Qu’attendez-vous ? Avez-vous changé d’avis ?

— Est-ce Touthmôsis qui t’envoie plaider sa cause ? lui demanda-t-elle.

— Non ! Je lui ai parlé au déjeuner, mais il n’avait pas grand-chose à me dire. (Elle rougit et baissa les yeux.) Il ne me parle guère.

— L’aimes-tu vraiment, Néféroura ?

— Oh oui ! s’écria-t-elle avec ferveur. Je l’aime depuis toujours ! Je veux l’épouser et vous me l’avez promis. Mais le temps passe et je ne fais rien d’autre qu’attendre.

— Vous êtes encore trop jeunes tous les deux. Ne peux-tu patienter un peu ?

— Mais pourquoi ? Quel âge aviez-vous quand vous êtes tombée amoureuse du majordome Senmout ? Oh ! Mère, je ne peux plus supporter de n’être qu’un pion sur votre échiquier. Ne puis-je vivre pour moi et épouser Touthmôsis ?

Hatchepsout porta vivement la coupe à ses lèvres afin de dissimuler le trouble que lui causaient ces paroles. « Suis-je vraiment si dure ? » se demanda-t-elle consternée. « Suis-je en train de perdre l’amour de ma chère Néféroura ? » Elle but une gorgée de vin et reposa la coupe sur la table. Puis elle se leva et enlaça les frêles épaules de sa fille qui se raidit à ce contact.

— C’est ainsi que tu me vois, Néféroura ? Sais-tu ce que cela signifie d’épouser un prince héritier, et surtout un prince comme Touthmôsis ?

— Je le sais fort bien ! s’exclama la jeune fille en repoussant le bras de sa mère. Et vous vous opposez à mon mariage parce que vous craignez qu’il ne fasse valoir ses droits et ne vous chasse du trône d’Horus !

— C’est juste. Et c’est ce qu’il fera. Tu crois le connaître, Néféroura, parce que tu l’aimes, mais moi je le vois avec les yeux de l’Égypte. Je le connais depuis sa plus tendre enfance. Sache qu’en l’épousant, tu me condamnes à mort. Je suis navrée, mais c’est ainsi.

— Je n’en crois rien ! Touthmôsis est violent, mais il n’est pas cruel !

Hatchepsout retourna s’asseoir avec lassitude.

— C’est vrai. Mais je ne peux prendre ce risque. Encore une fois, Néféroura, je suis navrée, mais tu n’épouseras jamais Touthmôsis.

— Puisque c’est ainsi je le conduirai moi-même au temple ! (Ses yeux lançaient des éclairs et brillaient du même feu que ceux de sa mère. Elle s’enfouit le visage dans les mains.) Non, je ne ferai jamais ça. Je ne le laisserai jamais vous faire de mal, mère. (Puis elle s’approcha de la table sur laquelle reposait la petite couronne en forme de cobra.) Je ne veux pas être pharaon. C’est pourtant ce que vous auriez souhaité, n’est-ce pas ? Je préfère rester princesse toute ma vie. Je préférerais même reposer en paix, comme Osiris-Néférou-khébit. Et que penseriez-vous, proposa-t-elle désespérément, de nous marier et de nommer Touthmôsis vizir ou gouverneur ? Nous irions vivre loin de Thèbes et de vous, et vous n’auriez plus rien à craindre.

— Ma pauvre Néféroura, dit calmement Hatchepsout. Pendant combien de temps penses-tu que Touthmôsis se contentera de gouverner un petit nome alors qu’il pourrait régner sur un royaume ? Laisse-moi encore une année, une seule année, et je te promets de vous conduire tous les deux au temple. Cela, je te le promets.

— Non ! Je ne veux pas me sentir responsable de votre mort !

— Il se peut que les choses n’en arrivent pas là… Touthmôsis s’apercevra l’année prochaine que je ne suis en rien une menace pour lui et il me laissera vivre en paix.

Néféroura éclata de rire et se pencha pour embrasser Hatchepsout sur la joue.

— Oh ! Mère, vous n’abandonnez jamais la partie, n’est-ce pas ? Vous avez consacré toute votre vie au pouvoir, au pouvoir et à l’Égypte. Ils se confondent d’ailleurs souvent à vos yeux. Et que me direz-vous dans un an ? Que vous partez gouverner un nome en abandonnant l’Égypte à Touthmôsis ? Je n’en crois rien ! Et lui non plus. Je sais qu’il ne m’aime pas, mais cela n’a aucune importance. Je ferai une excellente épouse pour lui.

— J’en suis certaine ; dans un an.

— D’ici là Senmout sera sur le chemin du retour. (Néféroura rit à nouveau en retenant ses larmes.) Quel malheur d’être Première Fille royale, je déteste cela ! dit-elle en prenant la petite couronne. Je déteste vos projets à mon égard, et je déteste les nécessités du pouvoir qui m’éloignent de Touthmôsis. Mettez Méryet à ma place !

— Néféroura, la rapacité de Méryet ruinera ce pays si jamais elle devient pharaon, et tu le sais aussi bien que moi !

Elle allait ajouter que Touthmôsis n’aurait jamais fait attention à elle si elle n’avait pas été Première Fille royale, mais à la vue du petit visage bouleversé et malheureux de Néféroura, elle s’abstint de tout commentaire.

— Je le sais bien. Il vaudrait mieux que la double couronne revienne à Touthmôsis plutôt que de laisser à Méryet la moindre possibilité de devenir pharaon, reconnut Néféroura.

— C’est aussi mon opinion, dit Hatchepsout. Je ne le hais pas, Néféroura. Il est de mon sang royal, et je l’ai toujours traité avec tendresse. Mais je jure qu’il n’aura pas ma couronne de mon vivant. Elle n’est pas à lui ! Elle ne l’a jamais été ! Elle est et sera toujours à moi, l’incarnation d’Amon.

— Mais après vous, mère, que va-t-il se passer ?

Hatchepsout leva de nouveau sa coupe en évitant soigneusement le regard de Néféroura.

— Si tu n’en veux pas, elle reviendra à Touthmôsis.

— Je n’en veux pas.

— J’en suis désolée, dit Hatchepsout en regardant la porte se refermer derrière sa fille.

Aucun message ne parvenait plus de l’expédition et Hatchepsout s’exhorta à la patience. Ses pensées allaient souvent à Senmout et à Néhési, et, pour vaincre sa tristesse, elle se consacra plus que jamais à l’exercice du pouvoir. L’anniversaire de ses trente-cinq ans approchait, et elle entra dans cette nouvelle année avec l’enthousiasme de ses vingt ans. Mais Touthmôsis et sa meute se faisaient toujours plus pressants et elle dut mobiliser toute la force de son caractère pour ne pas abandonner l’Égypte et s’enfuir le plus loin possible.

Le même appétit de puissance qui avait animé son grand-père vivait en Touthmôsis. Tout en prenant bien garde de ne pas dépasser les limites du royaume, il ne restait jamais inactif, passant d’un nome à l’autre avec ses soldats, fouettant ses chevaux et sillonnant le désert avec ses fougueux amis ou traversant les rues de Thèbes dans un train d’enfer.

Hatchepsout continua à expédier les affaires courantes du royaume, assistée de Menkh, d’Ouser-Amon et de Tahouti, en feignant d’ignorer les fréquentes allées et venues aux alentours des baraquements militaires, et jusque dans les couloirs du palais où Touthmôsis passait en riant bruyamment. Certes, il allait bientôt repartir vers la frontière nubienne, au nord du pays, ou bien à l’ouest, dans le désert qui s’étendait loin derrière la nécropole. Mais Hatchepsout savait que les dernières années de son règne approchaient à grands pas.

Par un bel après-midi d’hiver, elle se rendit au terrain militaire avec Menkh pour y conduire son char. Ils virent en approchant un groupe de soldats. Son porte-enseigne courut en avant pour lui dégager la route. Elle traversa paisiblement la foule jusqu’au circuit. Une cible avait été installée, face au centre, et une ligne blanche tracée sur le sol à cent pas de là. Nakht et Touthmôsis étaient en train de discuter derrière le char de bronze de ce dernier, auprès d’une jeune recrue qui tenait deux lances à la main. Curieuse de savoir ce qui se passait, elle se dirigea vers eux, toujours suivie de Menkh.

— Mes salutations, Touthmôsis. Que faites-vous donc ?

Ils levèrent les yeux vers elle, et la saluèrent. Touthmôsis mit son casque et ses gants.

— Mes salutations, Pharaon. Nous venons de mettre au point un nouveau jeu.

— Dites-moi vite de quoi il s’agit !

Un soldat lui tendit une lance et il la soupesa d’une main experte tout en regardant Hatchepsout. Elle portait son habituel pagne court, des sandales de cuir blanc, un casque blanc orné d’un uraeus, et un pectoral de cuivre incrusté de jaspe.

— Si vous voulez, dit-il. En partant de la cible, je fais, en char le tour du circuit en gagnant de la vitesse, de façon à me trouver au maximum de ma puissance en abordant la ligne droite. Alors je dois projeter ma lance et toucher la cible avant d’avoir franchi la ligne blanche.

— Vous avez déjà commencé ?

— Pas encore, mais j’allai le faire. Que faites-vous ici ?

— Je suis venue m’entraîner, dit-elle en montrant son char doré conduit par un de ses Braves.

— Dois-je enlever la cible et attendre que vous ayez terminé ?

— Non. (Une idée divertissante commençait à se faire jour dans son esprit.) Laissez la cible, j’aimerais jouer avec vous à votre nouveau jeu.

— Vraiment ? Allons-nous donc nous mesurer ?

Son char s’arrêta à la hauteur de Touthmôsis ; le soldat du roi en descendit en tendant les rênes à Menkh.

— Donnez-moi une lance, dit-elle. L’honneur de commencer vous revient de droit.

— Non, non. Il revient au pharaon. Mais nous devrions fixer l’enjeu.

— J’ai de l’or à ne savoir qu’en faire. Fixez vous-même votre prix, Touthmôsis.

À peine eut-elle achevé sa phrase, qu’elle regretta sa proposition. Touthmôsis réfléchit un instant, puis un large sourire éclaira son visage.

— Si je touche le centre de la cible et vous non, vous devrez nous marier, Néféroura et moi, avant la fin de ce mois-ci.

Une rumeur d’approbation courut dans les rangs des soldats.

— Refusez, Majesté, lui chuchota Menkh. L’affaire est d’importance, ne jouez surtout pas avec ce genre de choses.

Tout en comprenant parfaitement ce qu’il voulait dire, elle n’y prêta guère attention et regarda calmement Touthmôsis dans les yeux.

— D’accord. Et si la mienne touche le centre, vous perdrez Néféroura à jamais.

Touthmôsis acquiesça, les lèvres serrées.

— Nous sommes bien d’accord sur les termes du pari ?

— Absolument. Allons-y. Je veux bien commencer la première. Menkh, mes gants !

Hatchepsout enfila les épais gants de cuir blanc tout en regardant d’où venait le soleil. Elle sauta lestement sur le char et prit les rênes des mains de Menkh. Les chevaux s’agitèrent et, à son ordre, s’élancèrent en fendant la foule des soldats. Elle fit une première fois au trot le tour du circuit, les yeux fixés sur le petit cercle de bois peint en blanc. Elle s’arrêta à son point de départ pour vérifier la solidité du harnachement et prit la lance que lui tendait une recrue. Après un dernier coup d’œil autour d’elle, elle prit les rênes d’une seule main et les enroulant fortement autour de son poignet, cria un ordre aux chevaux qui s’élancèrent sur le circuit en prenant peu à peu de la vitesse.

Touthmôsis, les poings sur les hanches, la regarda partir en clignant des yeux sous le soleil aveuglant. Les soldats l’accompagnèrent de leurs cris tandis qu’elle se penchait de plus en plus après avoir parcouru presque la moitié du circuit. Ils l’entendirent encourager les chevaux qui, au grand galop, la crinière au vent, martelaient fougueusement la piste de sable gris. Elle prit le virage et s’engagea sur la ligne droite. L’espace d’un instant, ils réussirent à voir l’expression tendue et concentrée de son visage, les yeux rivés sur la cible, et la lance soudain s’éleva dans le ciel bleu. Elle toucha la cible avec un bruit sourd et vibra quelques secondes, fichée dans l’épais morceau de bois ; Hatchepsout poussa un cri en tirant violemment sur les rênes pour arrêter les chevaux. Tout le monde se précipita vers la cible en poussant de grandes acclamations. Pendant qu’elle faisait demi-tour, Touthmôsis s’approcha de la lance. Elle était plantée en plein centre.

Hatchepsout sauta du char et s’avança en riant devant la mine déconfite de son beau-fils.

— Vous pensiez que je n’y arriverais pas, n’est-ce pas ? lui dit-elle. Vous auriez mieux fait de consulter mes généraux avant de vous lancer à la légère dans une telle aventure ! Ils ont eu l’occasion d’apprécier mes talents bien avant votre naissance !

— Enlevez la lance ! ordonna-t-il à une recrue qui l’arracha aussitôt. Ne vous réjouissez pas trop tôt, Hatchepsout, vous n’avez pas encore gagné. Vous pouvez encore perdre.

— Et comment le pourrais-je, puisque j’ai touché la cible en plein centre !

Ils se dirigèrent au bord de la piste où Touthmôsis monta sur son char, sa lance à la main. Hatchepsout enleva ses gants qu’elle tendit à Menkh et vit que Touthmôsis était déjà parti et fouettait sauvagement ses chevaux. Elle se demanda s’il n’allait pas tirer dès le premier tour. Tous les soldats lui hurlaient leurs encouragements, et prise par l’excitation du moment, elle joignit ses cris aux autres. Touthmôsis allait aborder la ligne droite et redoubla de force à fouetter ses chevaux. La ligne blanche apparut soudain, la cible surgit devant lui. Il lança son javelot en poussant un juron. Hatchepsout se précipita aussitôt avec les soldats tandis que Touthmôsis sautait de son char encore en mouvement et accourait vers elle.

Hatchepsout rayonnait de joie.

— Embrassez-moi, Touthmôsis ! Les dieux ont guidé votre bras ! Regardez, elle est plantée dans le trou que j’ai fait ! Nous avons réalisé deux lancers parfaits !

Menkheperrasonb arracha la lance. Il n’y avait effectivement qu’un seul et unique trou, à peine plus large que le précédent.

Hatchepsout éclata de rire à nouveau.

— Qui a gagné ? trancha brusquement Touthmôsis.

Elle s’arrêta de rire et le regarda en feignant la surprise.

— Mais c’est moi ! J’ai lancé la première !

— J’aurais gagné si j’avais commencé !

— C’est possible, mais ce n’est pas le cas. J’ai donc gagné.

— Ce n’est pas vrai ! Nous avons gagné tous les deux !

— Mais mon cher Touthmôsis, vous voyez bien que c’est tout à fait impossible. (Toute la gaieté qui avait présidé au jeu avait à présent disparu pour faire place au plus grand sérieux.) Nous ne pouvons ni gagner ni perdre tous les deux. L’un de nous doit se retirer, et ce ne sera certainement pas moi.

— Ni moi.

— Voulez-vous que nous recommencions ?

— Non. La règle du jeu ne permet pas de recommencer.

— Je le sais. Eh bien, je vais faire un tour en char avec Menkh, du côté du fleuve. Vous pouvez rester à vous entraîner !

Et avant même que Touthmôsis trouvât le temps de répondre, le char d’Hatchepsout s’éloigna dans un nuage de poussière.

 

Touthmôsis passa le reste de la journée en proie à un sentiment de rage impuissante, auquel l’issue du tournoi était tout à fait étrangère. Il la détestait tant ! Pendant tout le dîner, il eut devant les yeux son beau visage hâlé, et ses propos caustiques lui parvinrent aux oreilles. Il sortit prendre l’air dans les jardins, et là encore se retrouva face à elle, à son sourire moqueur, à sa silhouette élancée. Il cracha sur la statue et se détourna de ce visage dédaigneux et impassible. La haine intense qui le dévorait se transforma soudain en un désir irrépressible pour cette femme capable de conduire son char comme un homme et de décider à sa guise du sort de ses sujets. Il la revoyait, vêtue de son pagne court, les seins pointant sous les lourds pectoraux d’or qu’elle aimait, les yeux constamment rivés sur lui. Il avait passé les dix-sept années de sa vie à la haïr et à l’admirer. Mais aujourd’hui, son esprit enfiévré et tourmenté par une insatisfaction croissante faisait battre en lui un cœur agité du même désir auquel avait succombé son père, ainsi que Senmout, Hapousenb et tous ceux qui avaient eu la chance de l’approcher. Il gémit de douleur au souvenir de son splendide corps souple, de sa bouche sensuelle toujours prête à rire et à se moquer de lui.

Il quitta les jardins pour prendre la direction du palais. Il tomba sur une ronde de sentinelles qui le laissèrent passer après l’avoir reconnu, et se mit à courir dans l’allée qui menait à la Salle des Banquets, puis dans le couloir conduisant aux appartements d’Hatchepsout, à l’entrée duquel un garde de Sa Majesté l’arrêta.

— Salutations, Prince. Vous voulez voir le pharaon ?

Touthmôsis acquiesça :

— L’Unique est-il là ?

— Oui. Vous pouvez passer.

Touthmôsis, brûlant d’un feu qui le fit sourire, pénétra doucement dans le corridor désert éclairé par les torches. Deux autres gardes l’arrêtèrent de nouveau à l’entrée de la chambre royale. Le héraut se leva à son arrivée et le salua.

— Salutations, Prince.

— Salutations, Doua-énéneh. Le puissant Horus est-il déjà couché ?

— Pas encore, mais il ne va pas tarder.

— Veuillez m’annoncer.

Doua-énéneh se glissa dans la pièce en tirant à demi la porte derrière lui. Touthmôsis entendit les bribes d’une conversation, puis un joyeux éclat de rire.

— Vous pouvez entrer, lui annonça le héraut quelques instants plus tard.

Touthmôsis avait rarement eu l’occasion de lui rendre visite chez elle. Ses sens en émoi le rendaient tout particulièrement sensible à son lourd parfum ; la myrrhe semblait émaner de son corps, de sa couche, et même des tentures et des murs argentés. À peine entré, il la vit debout, vêtue de sa longue robe de nuit transparente en lin blanc, les cheveux défaits et la tête nue. Il aperçut, posés sur une petite table, son casque et ses bracelets, ainsi que le précieux coffret d’or et de turquoises où reposaient ses insignes royaux, le faucon de Nekhbet et le cobra de Bouto.

Hatchepsout répondit d’un signe de tête à son salut.

— Bonsoir, Touthmôsis ! Quelle heure étrange pour venir me voir ! Voulez-vous que je m’habille pour que nous retournions régler nos différends sur le champ de manœuvres ? Peut-être avez-vous d’autres idées d’enjeux ?

Elle n’aimait pas du tout son air ce soir-là ; il ne la quittait pas des yeux et semblait hébété. Une curieuse lueur brillait au fond de ses yeux noirs.

— Majesté, je voudrais vous parler en privé, dit-il en s’approchant d’un pas mal assuré. Veuillez, je vous prie, renvoyer Nofret.

— Touthmôsis, je ne suis pas sûre de vouloir rester seule en votre compagnie. Malgré tout mon respect à votre égard, je n’ai aucune confiance en vous. Nofret restera.

— Je ne vous veux aucun mal, Hatchepsout, répondit-il en lui tendant les mains. Je suis venu pour vous parler, rien de plus. Et vous aurez toujours la ressource d’appeler vos gardes si vous vous sentez menacée. Auriez-vous peur de moi ? lui demanda-t-il en souriant imperceptiblement.

— Non, je n’ai pas peur de vous, c’est pour le bien de mon pays que je suis obligée de me méfier de vous. (Pensive, Hatchepsout se tut un instant.) Très bien. Nofret, vous pouvez disposer. Je vous appellerai. (Ils attendirent en silence que Nofret eût refermé la porte derrière elle.) Alors, que voulez-vous ? lui demanda-t-elle, impatiente d’en terminer avec lui et de se coucher.

Il resta un moment indécis, prêt à se précipiter vers elle et à la serrer dans ses bras. Dans un éclair de lucidité, il prit conscience de l’étrangeté de sa conduite, mais le sourire étonné d’Hatchepsout l’encouragea à aller de l’avant.

— Nous pourrions peut-être vider quelques coupes en bavardant, lui proposa-t-il. Allez-vous me laisser encore longtemps debout ?

— Vous avez du vin à votre droite ainsi qu’un siège. Êtes-vous vraiment venu pour bavarder, Touthmôsis ?

— Éventuellement. J’ai une proposition à vous faire, dit-il en se versant à boire. (Il vida sa coupe d’un trait et s’en resservit une autre, sous l’œil amusé d’Hatchepsout)

— Vous m’intriguez. Parlez.

Il s’assit tout en souhaitant qu’elle en fit autant.

— J’irai droit au but, Majesté, et ne vous retiendrai pas longtemps. Voici ce à quoi j’ai pensé. Vous m’avez bien promis de me donner Néféroura en mariage pour que je puisse gouverner, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais vous ne le ferez jamais, j’en suis persuadé.

— Je n’en sais rien encore. Cessez donc d’essayer de deviner mes intentions, Touthmôsis !

— Nous savons tous les deux que je ne suis plus un enfant, et que d’ici peu je pourrai jouir à ma guise de ce qui m’appartient de droit, sans que vous puissiez m’en empêcher.

— Vous êtes bien le seul à penser cela. Au nom d’Amon, où voulez-vous en venir, Touthmôsis ?

— Pourquoi ne gouvernerions-nous pas ensemble ?

Hatchepsout s’assit lentement sur sa couche.

— Continuez, je ne vous suis pas très bien, répondit-elle prudemment.

— C’est très simple, dit-il en faisant un grand geste. Nous pouvons en un clin d’œil abolir tout ce qui nous sépare, à notre satisfaction mutuelle. Nous allons nous marier. C’est vous qui allez me conduire au temple pour me légitimer et me donner la double couronne.

Elle sembla le regarder sans le voir pendant un long moment, l’air absent, tandis qu’il la dévorait passionnément des yeux, le visage tendu.

— Est-ce une mauvaise plaisanterie ? s’exclama-t-elle enfin en vidant à son tour sa coupe.

Il se rassit après lui avoir versé de nouveau à boire.

— Pas le moins du monde. Je n’aurais pas à attendre en vain la main de Néféroura, et quant à vous, vous seriez enfin libérée, du fardeau que je représente pour vous et de toute crainte à mon égard.

— Les choses ne sont pas aussi simples, dit-elle. Votre père, Touthmôsis, a cherché à me séduire exactement comme vous le faites aujourd’hui. Ma jeunesse et mon inexpérience m’ont fait lui céder, mais je ne lui ai offert qu’un semblant de couronne et une autorité factice. Je ne suis pas sotte au point de m’imaginer que vous serez aussi souple et docile que lui. Vous ne me laisserez jamais gouverner seule. En vous épousant, je cesserai aussitôt d’être pharaon pour n’être plus qu’une simple Épouse Royale, impuissante devant vous. Vous me tiendrez, ainsi que l’Égypte, à vôtre merci. (Elle but une longue gorgée de vin et se leva sans cesser de le regarder.) Redoutez-vous de vous battre seul pour la couronne ? Estimez-vous ma puissance insurmontable au point d’abandonner la lutte ? (Elle se pencha vivement vers lui.) Non, vous désirez cette couronne par-dessus tout, mais vous avez encore peur de moi ! Vous ne pouvez rien faire parce que vous me craignez !

Touthmôsis se leva brusquement en renversant sa coupe de vin, et en deux enjambées fondit sur elle.

— Tout cela n’a rien à voir avec la couronne ! répliqua-t-il. Je peux l’obtenir dès demain si je le décide !

— Vous mentez, dit-elle calmement. Vous n’êtes pas encore assez sûr de vous pour vous permettre une telle initiative, et vous le savez aussi bien que moi ! Pourquoi êtes-vous venu, Touthmôsis ? Que voulez-vous exactement ?

Il lui arracha la coupe des mains et la jeta par terre, puis la saisit par les poignets en l’attirant violemment à lui.

— C’est vous que je veux ! s’écria-t-il fougueusement. C’est vous, fier pharaon ! (Il tenta vainement de l’embrasser et d’une main la saisit par les cheveux pour l’empêcher de se débattre.) Regarde-moi, Hatchepsout ! Je suis un homme, et ton amant est au loin. Je t’aurai ! Et si jamais tu cries, je te briserai le bras avant l’arrivée de tes gardes.

Il lui tordit le bras derrière le dos, et l’embrassa sauvagement en l’obligeant à se ployer à l’extrême.

Un goût de sang lui vint à la bouche, et de sa main libre elle lui griffa le visage de toutes ses forces pour lui faire lâcher prise, et le mordit sauvagement à l’épaule. Elle se précipita sur un lourd encensoir de cuivre. Elle essuya ses lèvres ensanglantées d’un revers de la main tout en brandissant son arme.

— Chienne ! murmura-t-il en frictionnant son épaule endolorie, prêt à se jeter de nouveau sur elle.

Elle brandit à deux mains l’encensoir et le fit tournoyer au-dessus de sa tête.

— Si jamais tu me touches encore une fois, je te fracasse le crâne ! hurla-t-elle. N’approche pas ! Espèce de lâche, tu profites de ce que je suis sans défense pour m’attaquer ! Je sais à quoi m’en tenir maintenant ! Ce n’est pas ainsi que tu auras le trône !

Ils se regardèrent un long moment, tremblants de rage et d’épuisement, Touthmôsis vida d’un trait la coupe de vin, jusqu’à la dernière goutte, et s’essuya les lèvres sans la quitter des yeux. Elle tenait encore l’encensoir, attentive au moindre de ses mouvements.

— Je suis désolé, dit-il d’un ton froid. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Mais vous avez tort de croire que c’est ainsi que je voulais m’emparer du trône. J’étais entré ici avec l’intention de vous demander en mariage.

— Rien moins !

— Je vous aime, dit-il en évitant son regard. Je vous hais plus que quiconque, et je vous aime aussi plus que quiconque. Mais désormais, je ne vous haïrai ni ne vous aimerai plus jamais. Vous n’êtes qu’un piège sans fond auquel mon père, pour son plus grand malheur, s’est laissé prendre.

— Vous parlez sans savoir. Votre père et moi, nous nous aimions à notre manière, et il était heureux. Il n’aurait pas supporté une seconde de vous voir dans l’état où vous êtes. Vous parlez de l’amour sans en rien connaître, car à dix-sept ans, seul le corps est capable de s’enflammer ainsi, alors que le cœur reste froid. C’est la raison pour laquelle je vous pardonne d’avoir levé la main sur moi. C’est également pour cela que je ne vous ferai pas jeter en prison. L’amour ? Que savez-vous seulement de mes pensées, de mes souhaits ou même de mes rêves ? Sortez ! Vous n’êtes après tout qu’un stupide Touthmôside…

— Quoi qu’il en soit, dit-il en souriant lentement, je suis prêt à parier que ce doit être une grande expérience que de faire l’amour avec vous.

— C’est ce que vous ne saurez jamais. Mais quand bien même devrais-je me faire une raison et vous accepter dans ma couche, je ne vous donnerai jamais, au grand jamais, mon royaume. Autant épouser Senmout ; il est fin, charmant et habile. Je préférerais encore que ce soit lui qui porte la double couronne. (Elle abaissa l’encensoir et le reposa sur l’autel d’Amon.) Je peux encore avoir des enfants, Touthmôsis. Vais-je épouser Senmout et donner un fils à l’Égypte ?

Touthmôsis, le souffle coupé, s’étrangla de surprise, incapable de savoir si elle plaisantait ou non.

— Vous me détestez à ce point ? lui demanda-t-il avec le plus grand calme.

Elle s’approcha de lui et lui passa tendrement un bras autour des épaules.

— Je ne vous déteste pas le moins du monde. Combien de fois devrai-je vous le répéter ? Vous vous attirez ma colère par vos actes insensés et vos menaces permanentes. Ne vous ai-je pas promis que l’Égypte vous reviendrait un jour ?

— Oui, à votre mort !

— Si votre père était encore vivant, auriez-vous comploté pour lui arracher le pouvoir ?

— Sûrement pas. Il aurait été pharaon de par la loi.

— Comme moi aujourd’hui, puisque je suis la loi. Si… si un jour vous êtes pharaon, vous comprendrez ce que cela signifie. Ce n’est en aucun cas la licence d’agir à votre guise, mais une lourde responsabilité.

— Ah ! Vous et vos belles paroles ! Vous êtes passée maître dans l’art de retourner les situations ! Eh bien, il ne me reste plus qu’à m’éclipser après cette belle leçon.

Elle le prit tout à coup dans ses bras, et ils restèrent un long moment enlacés avant de se séparer.

— J’aimerais tellement que nous ne soyons pas ennemis, dit-elle tristement.

Bouleversé et honteux, il la salua maladroitement et sortit sans la regarder.

Hatchepsout poussa un soupir de soulagement et se lava le visage avant d’appeler Nofret. Le silence impressionnant de la chambre accrut soudain ses regrets et ses nouvelles craintes. Elle savait que Touthmôsis ne lui témoignerait jamais plus la moindre affection. Elle devrait désormais redoubler d’attention à son égard et poster un plus grand nombre de gardes à sa porte. Puis elle se coucha et tira à elle la fourrure que lui avait offerte Senmout. Une fois les lumières éteintes, elle la serra fort contre son corps brisé, tandis que des larmes coulaient lentement le long de ses joues.

 

Par une nuit d’hiver glaciale, Néféroura se présenta dans la chambre de sa mère, blême, les traits crispés par la douleur. Hatchepsout se réveilla en sursaut et Néféroura se laissa tomber sur sa couche en pleurant.

— Mère, j’ai très, très mal là, dit-elle en se frottant le côté droit. Je ne peux pas dormir.

Hatchepsout dépêcha Nofret chez le médecin en glissant sa fille sous les couvertures. L’enfant gémissait et tremblait, le front couvert de sueur. Hatchepsout fit allumer les lampes et raviver le brasier. Nofret revint avec le médecin et, pendant qu’il examinait Néféroura, Hatchepsout se fit habiller.

Elle s’installa sur une petite chaise, auprès du lit où sa fille se tordait de douleur en s’agrippant convulsivement à sa main. Le médecin se releva après avoir remonté les couvertures sur le petit corps.

— Alors ? dit Hatchepsout.

— Elle a l’aine brûlante et très enflée.

— Qu’allez-vous faire ?

— Elle va prendre une potion à base d’arsenic et de pavot pour calmer la douleur, c’est tout ce que je peux faire.

— Et la magie ?

— On peut toujours essayer, il arrive que le charme donne de bons résultats et que la grosseur se résorbe, mais elle réapparaît toujours.

— Pensez-vous que le poison en soit la cause ?

— Aucun poison ne provoque de telles tumeurs locales. Vous pouvez être tranquille de ce côté-là, Majesté.

Elle acquiesça sans le croire pour autant.

— Donnez-lui vite cette potion. Nofret, envoie Doua-énéneh chercher les magiciens. Et qu’Hapousenb vienne au plus vite !

Le médecin prépara minutieusement la potion et la présenta à Néféroura dans une petite coupe d’albâtre. Après l’avoir bue péniblement, la jeune fille laissa retomber sa tête sur l’oreiller, les yeux clos. Hatchepsout espérait qu’elle parviendrait enfin à s’endormir, mais il n’en fut rien. Elle faisait encore rouler sa tête d’un côté et de l’autre à l’arrivée d’Hapousenb et des magiciens, impressionnés par ses plaintes.

— Un mauvais esprit a pris possession de son corps, dit Hatchepsout. Elle souffre horriblement. Préparez une incantation pour chasser ce génie malveillant.

Elle fit asseoir Hapousenb à côté d’elle pendant que les magiciens se consultaient.

— Est-ce l’œuvre de Touthmôsis ? lui demanda-t-il posément.

— Je ne le pense pas, ou du moins, tel n’est pas l’avis du médecin. Quel intérêt Touthmôsis aurait-il à se priver de cette possibilité d’accès au pouvoir ? Elle représente encore pour lui le trône d’Horus.

Hatchepsout écouta sans grand espoir les incantations des magiciens tout en songeant à la mort de son époux. Hapousenb regardait impassiblement la jeune princesse qui venait de perdre conscience sous l’effet du médicament sans toutefois parvenir à dormir véritablement, elle délirait et criait encore en s’agitant sur sa couche dorée. Hatchepsout sentit une présence et reconnut Touthmôsis.

Il portait encore son pagne de nuit, et sa tête nue faisait singulièrement ressortir ses grands yeux noirs et ses hautes pommettes, accentuant la ressemblance avec son père.

— Elle est gravement malade ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien, répondit-elle, impuissante.

— Puis-je rester ?

Elle le regarda dans les yeux et n’y vit que l’expression d’une requête courtoise. Elle lui fit approcher un siège.

Les murmures monotones se poursuivirent une grande partie de la nuit et Néféroura semblait plus calme.

Elle ouvrit les yeux à l’aube et leur sourit faiblement.

— Touthmôsis ? murmura-t-elle.

— Je suis là, ma petite fille, dit-il en s’agenouillant auprès d’elle et en lui caressant le front. Repose-toi bien, je reste près de toi.

— Je me sens légèrement mieux ; je n’ai plus mal.

Le médecin se précipita vers elle.

— La grosseur a brusquement disparu, annonça-t-il gravement.

Hatchepsout fit taire les magiciens et seule la respiration saccadée de Néféroura troubla le silence de la chambre. Hapousenb croisa le regard désespéré du médecin puis dévisagea Néféroura. Elle souriait à Touthmôsis, ses mains dans les siennes.

— Suis-je gravement malade ? Peut-être mère nous laissera-t-elle nous marier à présent…, chuchota-t-elle.

Elle tourna la tête vers Hatchepsout et lui sourit, d’un sourire au fond duquel sa mère reconnut la sinistre lueur de la Salle du Jugement. Elle se précipita vers sa fille en poussant un cri ; au même instant Néféroura eut un dernier petit hoquet et rendit l’âme. Ses yeux perdirent aussitôt toute expression et son sourire se mua en une grimace figée par la mort.

Touthmôsis dégagea délicatement ses mains et se leva. Personne ne bougea ni ne parla. Le soleil commençait à pénétrer dans la chambre, mais tout le monde était glacé d’horreur et de stupéfaction. Au bout d’un long moment, Touthmôsis sortit sans mot dire.

— Elle est morte. Morte ! dit Hatchepsout à Hapousenb sans parvenir à y croire.

Il lui prit ses mains froides et les réchauffa dans les siennes.

— Ces choses-là arrivent, répondit-il calmement. Seuls les dieux en connaissent la raison, Majesté.

— Ils sont tous partis ! Tous ! dit-elle en le regardant sans le voir. (Puis elle s’agenouilla devant la couche et enlaça le petit corps inanimé.) Reviens, Senmout ! murmura-t-elle, le visage enfoui dans la chevelure de sa fille. J’ai besoin de toi !

Hapousenb s’éloigna, la laissant bercer tendrement le corps de son enfant. Il se rendit à la Maison des Morts pour y convoquer les prêtres. C’est tout ce qu’il lui restait à faire.

Hatchepsout se replia entièrement sur elle-même dans les jours de deuil qui suivirent, et Touthmôsis la laissa seule. Elle avait reporté sur Néféroura tous ses espoirs de fonder une nouvelle dynastie de femmes-rois, mais avec sa mort, ils s’évanouirent dans le splendide sarcophage de quartz qui serait également le sien d’ici peu. Elle eut la désespérante impression que le dieu l’avait abandonnée et que sa vie s’écoulait en luttes vaines qui s’achevaient en défaites. Elle oublia toutes ses années de bonheur : Senmout, son couronnement, et l’amour qu’elle portait au dieu qui avait réalisé le désir de sa vie. Amon n’était plus qu’un père ingrat et cruel. Délaissée des dieux et des hommes, Hatchepsout attendit le jour des funérailles dans la plus grande solitude. Cette déchirante cérémonie arriva enfin, et avec elle son lot d’éprouvantes lamentations. Elle quitta la nécropole dans la barque royale et, brisée de douleur, se demanda pour la première fois de sa vie à quoi consacrer sa journée et toutes celles qui, hélas, suivraient…

Elle se rendit directement dans sa chambre où elle fit venir Ipouky et passa le reste de l’après-midi allongée sur sa couche, les yeux fermés, à écouter les merveilleux chants de joie et de gloire, chants d’un temps révolu où la vie semblait si simple ; et la voix mélancolique de l’aveugle se mêla intimement à ses pensées nostalgiques.

 

Deux jours après les funérailles, Yamou-néfrou, Sen-néfer et Djéhouti partirent avec leurs chars, leurs tentes et leurs serviteurs chasser dans le désert. Ils arpentèrent pendant trois jours les vastes étendues en rentrant chaque soir au campement dressé à l’ombre des collines thébaines. Aucun d’eux ne semblait vraiment à l’aise. Malgré leur longue amitié, les innombrables moments passés ensemble à l’école, puis à la chasse et aux fêtes, une lourde chape de sujets toujours évités semblait peser sur eux, les isolant les uns des autres.

Pendant la dernière nuit de leur petite expédition, Yamou-néfrou renvoya ses serviteurs dans leur tente, et servit lui-même à boire à ses amis de ses fines mains soignées, en évitant soigneusement leurs regards.

— Nous n’avons pas eu beaucoup de chance cette fois-ci, dit-il à la cantonade, d’un air détaché. Peut-être avions-nous d’autres préoccupations que les lions ?

— Tu ferais mieux de dire que nous ne pensions qu’à un seul lion, grommela Sen-néfer. Je crois le moment venu de parler franchement.

Djéhouti acquiesça sous les regards scrutateurs de Yamou-néfrou.

— Le lion se débat sauvagement dans le piège, dit-il doucement en regardant le ciel ombragé, il cherche à se libérer de ses liens. Il bondira bientôt de son plein gré et alors, malheur à celui qui ne viendra pas l’assister !

— Nous ne craignons pas sa colère, remarqua Sen-néfer. Tout cela ne nous concerne guère, voyons plutôt où se situe notre devoir. Nous ne pouvons plus longtemps servir deux maîtres à la fois en toute honnêteté, et l’honnêteté, mes amis, ne nous servira pas longtemps non plus.

— Plus de faux-fuyants, je vous prie ! lança Yamou-néfrou. Quant à moi, je serai beaucoup plus direct. Les espoirs du pharaon sont morts avec la princesse Néféroura. Pendant des années Hatchepsout a régné sur l’Égypte avec grande sagesse et fermeté ; mais aujourd’hui il lui faut un successeur énergique. Touthmôsis revendique son accession au trône depuis la mort de son père. En a-t-il le droit ?

— D’après les termes de la loi, oui, répondit Djéhouti. Nous sommes tous d’accord là-dessus. Mais nous servons Hatchepsout depuis de nombreuses années ; nous avons combattu à ses côtés et administré ses terres sous ses ordres ; elle nous a traités avec la plus grande bonté en nous récompensant largement. Son règne de pharaon a été couronné de succès ; sa paix a apporté à l’Égypte une précieuse sécurité, à laquelle nous mettrons fin en l’abandonnant.

— La paix sera compromise quoi qu’il advienne, dit brutalement Sen-néfer. Touthmôsis a l’intention de prendre le pouvoir avec ou sans sa permission. S’il le fait contre son gré, vous pouvez être sûrs que le sang coulera. En continuant à la soutenir, nous ne faisons que différer l’issue du combat, car Touthmôsis possède autant de soldats que nous. Mais en alliant nos forces à celles de Touthmôsis, sa faiblesse l’empêchera de lutter longtemps. Sa défaite sera rapide et peu meurtrière.

— Peu meurtrière pour Touthmôsis ! rétorqua Yamou-néfrou. Elle prendra toute révolte pour une trahison manifeste. Et elle aura raison, car il ne fait aucun doute qu’elle est le dieu incarné. Mais je ne pense pas qu’elle lutte ; elle a consacré toute sa vie à protéger l’Égypte. Si elle s’aperçoit que Touthmôsis a l’intention de se battre, quitte à déchirer le pays, elle préférera abdiquer que de verser une seule goutte de sang égyptien.

— C’est vrai, approuva Djéhouti. Et dans ce cas, Touthmôsis ne sera pas long à prendre le pouvoir. Je suis de son côté. Il est fort et habile ; il fera un excellent pharaon. Hatchepsout est en train de perdre pied ; en se retirant des affaires de l’État, comme elle le fait actuellement, elle affaiblit son pouvoir et fait souffrir l’Égypte. Plutôt me mettre ainsi que mes troupes au service de Touthmôsis, que de voir le chaos s’installer dans le pays.

Ils burent en silence en pensant à ce que venait de dire Djéhouti.

— Je te suis, déclara sombrement Sen-néfer, bien que cela me coûte énormément. C’est une femme de grand courage et de grande ressource. Notre désertion va lui être cruellement pénible.

— Ce n’est pas une désertion ! lui rappela Yamou-néfrou. Nous servons l’Égypte et Touthmôsis sera bientôt l’Égypte. Il nous est facile de parler de tout cela loin d’elle, mais en serions-nous capables en sa présence ?

— Y sommes-nous obligés ? Ne pouvons-nous pas prévenir Touthmôsis et nous éloigner quelque temps de la cour ?

Sen-néfer semblait visiblement bouleversé.

— Nous ne sommes pas des lâches, lui répondit Yamou-néfrou sur un ton méprisant. Si nous nous rangeons aux côtés de Touthmôsis, elle devra l’apprendre de notre propre bouche, sinon je ne vous suivrai pas.

Le soleil avait disparu à l’horizon, laissant dans son sillage un ciel d’abord rouge flamboyant, puis d’un bleu de plus en plus pâle, où apparurent soudain les taches argentées de la lune et d’une étoile.

— Nous aimons tous la Fille du dieu, dit Djéhouti en regardant Yamou-néfrou droit dans les yeux, mais le temps d’un nouvel Horus, d’un Horus mâle et d’un nouveau règne est arrivé. Cela n’adviendra pas tout de suite, ni même demain. Le retour de Senmout et de Néhési risque fort de renforcer la gloire du pharaon et de reculer l’arrivée au pouvoir de Touthmôsis. C’est pourquoi il nous faut encore attendre un peu, tout en restant prêts à intervenir.

Yamou-néfrou posa soigneusement sa coupe sur le sable et s’essuya longuement les mains.

— Tout dépend du retour de Senmout, dit-il posément. Reviendra-t-il ou non ?

— Dans un cas comme dans l’autre, elle est perdue, répliqua brutalement Sen-néfer.

Leur embarras mit fin à la discussion et ils restèrent les yeux fixés sur le feu tandis que les premières étoiles scintillaient au-dessus d’eux dans le ciel bleu roi, tels les yeux avisés et perçants d’Hatchepsout.

 

Pendant ce temps, Senmout et Néhési, eux aussi assis sur le sable, contemplaient le sombre océan qui s’étendait à perte de vue. Derrière eux se pressait la jungle humide et fertile où brillaient çà et là les rares feux de Parihou. L’air lourd et chaud leur portait par instants les clameurs de leurs marins et des indigènes.

— Ce merveilleux pays ne nous fera pas oublier qu’il est temps de songer au retour, soupira Néhési.

— Plus que temps ! répondit Senmout en s’allongeant sur le sable. Cette chaleur moite est éprouvante ; j’ai l’impression qu’il va bientôt me pousser des branches ! J’ai hâte de retrouver la sécheresse des vents du désert !

— L’Unique va être contente, très contente, ajouta Néhési.

Ils songèrent en silence à l’accueillant palais et aux jardins odorants de Thèbes, tout en scrutant l’horizon.

 

Au printemps, la police d’Hatchepsout lui apporta la nouvelle d’un nouveau soulèvement des peuples du Réténou. Elle tint à contrecœur un conseil de guerre. Pen-Nekheb était mort et, d’une certaine manière, l’ancienne fougue d’une force unie faisait cruellement défaut aux hommes qui lui faisaient face aujourd’hui.

Ce fut Touthmôsis qui prit en main la séance, le regard brillant d’excitation sous son casque de cuir jaune.

— Le Réténou tient Gaza, dit-il en posant un pied sur un siège, et Gaza est non seulement une grande ville, mais un port de mer des plus importants. Princes d’Égypte, laissez-moi reprendre Gaza et mater ces rebelles tout en gagnant un accès à la mer.

— C’est moi qui donne les ordres, lui rappela Hatchepsout avec entêtement. C’est à moi que vous devez vous adresser, Touthmôsis, et non à mes conseillers. Le Réténou nous est soumis depuis longtemps ; pourquoi ne pas nous contenter de lui donner une petite leçon ?

Mais Touthmôsis voyait beaucoup plus loin.

— Parce que Gaza est une porte ouverte sur d’autres pays, d’autres alliés, d’autres conquêtes et d’autres richesses. Bien que nous tenions effectivement le Réténou, notre emprise n’est pas encore assez forte. Il est grand temps pour nous de peupler Gaza d’artisans égyptiens, de marchands égyptiens, de navires égyptiens.

— Mais pourquoi risquer notre armée à prendre une ville qui peut fort bien se défendre et se retourner contre nous, quand il s’agit uniquement de leur rappeler qui est leur maître. Une expédition punitive suffirait largement.

Touthmôsis la regarda d’un air incrédule. Tous les ministres demeuraient silencieux, y compris Menkh, qui habituellement avait toujours quelque chose à dire ; ils savaient tous leur opinion dépourvue de poids dans ce genre de débat, en fin de compte simple querelle de famille.

— Pourquoi ? Parce que Gaza est un excellent terrain d’entraînement.

— Pour qui ?

— Pour moi. Pour l’armée qui en a assez des combats simulés et des longues marches sans but. Pour l’Égypte qui, une fois à Gaza, pourra élargir ses frontières.

— Nos frontières sont déjà aussi étendues que la course du soleil. (Elle repoussa les dépêches avec irritation, plus préoccupée par le fier et puissant Touthmôsis que par la fière et puissante Gaza.) Parfait. Emmenez trois ou quatre divisions et prenez Gaza.

— Comme ça ? lui demanda-t-il stupéfait.

— Comme ça. Jusqu’à présent Gaza ne nous avait pas trop gênés. Mais si vous estimez que sa conquête contribuera à la soumission totale du Réténou, prenez-la coûte que coûte. Faites tout ce que vous voudrez, Touthmôsis, mais surtout gardez-vous de mourir !

Ils se sourirent, encore capables de considérer avec un certain recul leurs dissensions personnelles.

— Je vous remercie, puissant Pharaon, dit-il en s’inclinant profondément. Gaza tombera et je reviendrai !

— J’en suis sûre, répondit-elle en souriant à demi. Et n’oubliez pas que c’est à moi que revient le butin !

— Je le déposerai à vos pieds ! dit-il en riant.

 

Les divisions d’Horus, de Seth et d’Anubis quittèrent Thèbes pour le Nord. Hatchepsout passa la matinée à regarder défiler la cavalcade multicolore des cinq mille soldats. Lorsque le dernier convoi eut disparu, elle rentra dans le palais silencieux et désert. Elle ressentit profondément ce passage du tumulte au calme, et se rappela le temps où elle aussi était partie joyeusement au combat, laissant son époux se prélasser à Assouan. Aujourd’hui, c’était au tour de Touthmôsis de représenter l’Égypte sur le champ de bataille. Comme il serait doux de se faire réveiller par l’hymne matinal, de s’habiller paisiblement avant d’aller au temple, sans avoir à redouter les flèches acérées d’un beau-fils. Elle continua toutefois à rester sur ses gardes, sachant qu’il avait probablement laissé de nombreux espions derrière lui ; mais elle était assurée qu’il n’entreprendrait rien contre elle, loin de la seule ville où il pouvait se saisir de la crosse et du fléau royaux.

Le sort de son expédition commençait à la préoccuper, et elle posta dans toutes les villes du bord du Nil des messagers chargés de l’avertir dès que les navires seraient en vue. Mais aucune nouvelle rassurante ne lui parvint. Elle consacra davantage de temps à Méryet, s’efforçant de s’intéresser à ses perpétuels bavardages stupides et malveillants. Hatchepsout s’était aperçue d’une soudaine intimité entre Méryet et Touthmôsis. Elle savait aussi que le moment venu, Méryet l’accompagnerait avec joie au temple, consacrant ainsi la ruine de sa mère. Et elle regrettait amèrement sa douce Néféroura qui, toute fragile qu’elle fut, n’aurait pas hésité à lui offrir son soutien.

Devant la froideur et l’indifférence présumées d’Hatchepsout, Méryet préférait manifestement la fréquentation de la mère de Touthmôsis. Hatchepsout les vit fréquemment se promener dans les jardins, riant et bavardant, tout en se reprochant de n’avoir pas su gagner l’affection de sa seconde fille.

 

Le printemps arriva avec ses premiers beaux jours, puis l’été et ses chaleurs éprouvantes, et enfin, le jour anniversaire des deux années d’absence de Senmout, sans que le moindre signe vînt annoncer son arrivée prochaine. Hatchepsout recevait régulièrement des dépêches de son armée qui se préparait au combat aux portes de Gaza. De temps en temps, il arrivait à Touthmôsis d’y joindre, outre ses salutations pour Hatchepsout, des missives destinées à Méryet et à Aset. Hatchepsout n’eut aucun scrupule à se les faire lire, mais n’y trouva jamais rien qui la concernât. Elle reconnut bien là toute la prudence et l’habileté de Touthmôsis à s’assurer qu’aucune trace écrite ne pourrait être utilisée contre lui lors d’un éventuel retournement de fortune, et cela lui plut tout particulièrement. L’Égypte allait hériter d’un pharaon sage et avisé.